JODI, LE BROL
Le blog de Jodi ("Jodi le blog") est devenu, depuis janvier 2011, une lettre d'information: Jodi le brol*
Lettre d'information
Didier de Lannoy
2011
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alias Paulo Carter
Paul Van Ackere
nous raconte la dernière et très longue journée de travail d'Hélène Lambin, épicière...
à Limal (ou ailleurs), rue de Grimohaye (ou ailleurs)...
Qu'est devenu le petit Roger ?
Je
- Pour saluer l’entrée dans la période des vacances, disti ! Et je suis solidaire des retraité(e)s de l'Administration publique qui (enccoooooooore !) prennent des vacances...
diffuse
ddl
alias VbD
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« …. des lambeaux de souvenirs mal cousus entre eux… »
Olivier Rolin in « Bakou derniers jours »
Qu’est devenu le petit Roger ?
Hélène Lambin avait décidé de fermer l’épicerie qu’elle tenait depuis quinze ans. Elle avait un peu plus de soixante-quinze ans. « Demain, c’est mon dernier jour ! », avait-elle dit à une voisine. « J’ouvrirai à huit heures comme d’habitude, mais à dix-neuf heures je fermerai la porte et j’y mettrai l’affiche que voici… ». Elle avait montré un bout de carton sur lequel était écrit au feutre rouge.
FERME POUR CAUSE DE CESSATION D’AFFAIRES
POUR REPRISE S’ADRESSER A LA PROPRIETAIRE
TEL. 047 09.08.405.
La voisine, une dame encore plus âgée qu’elle, avait hoché la tête et avait répondu quelque chose comme : « Il faut bien s’arrêter un jour… ».
Hélène Lambin accrocha sa canne et posa les deux mains sur le bord du comptoir. Avec son pied gauche, elle fit glisser la chaise sur laquelle elle désirait s’asseoir. La chaise glissa lentement et arriva à la place qui lui permettrait d’atteindre les principaux objets dont elle aurait besoin durant la matinée : à droite le tiroir-caisse, à gauche la balance, les ciseaux et sa réserve de sachets. Les rares clients qui venaient encore chez elle savaient qu’ils devaient se servir eux-mêmes dans les rayons, car elle était pratiquement impotente. Elle avait beaucoup réfléchi à l’attitude qu’elle adopterait à l’égard de ses anciens clients. Ceux qu’elle n’avait jamais revus et ceux qui, depuis l’ouverture de la première grande surface, étaient encore venus acheter les mille et une choses qu’on oublie lorsqu’on fait ses courses une fois par semaine. En fin de compte, elle avait décidé de n’adopter aucune attitude bien spéciale. Elle verrait bien au fur et à mesure qu’ils arriveraient. Les gens du village allaient sûrement défiler, car la voisine à qui elle avait confié sa décision était une sacrée commère. Ils devraient forcément revenir pour acheter une bricole ou deux, histoire de revoir une dernière fois le magasin devant lequel quand ils étaient gosses ils avaient rêvé, où ils avaient chapardé et s’étaient si longtemps approvisionnés avant la construction des grands magasins qui avaient poussé comme des champignons ces dernières années. Aujourd’hui avait lieu la « mega ouverture » d’un nouveau hyper-super-marché qui, d’après l’abondante littérature parvenues dans toutes les boîtes aux lettres de la région, « allait dépasser tout ce que les citoyens de toutes les générations avaient pu bien rêver un jour ! Avec cet Hyper-Géant-Marché, la Région entrait enfin dans l’ère de la Modernité et du Respect de l’ Environnement…etc ».
Un client entra. C’était un homme encore jeune, habillé d’un blouson de cuir qui flottait sur son corps décharné. Il se dirigea directement vers le comptoir et aboya en montrant un revolver.
- Ton fric et vite !
Les yeux de l’homme étaient révulsés. Ses mains tremblaient. Un drogué, sans doute, se dit Hélène Lambin. Elle ne bougea pas.
- Ton fric, dépêche-toi, répéta l’homme.
Il se pencha, pointa son arme en direction de la poitrine de l’épicière, puis l’avança contre sa gorge et ouvrit le tiroir-caisse. Celui-ci ne contenait que deux rouleaux de pièces de monnaie. Il les empocha.
- Où se trouvent les billets , demanda-t-il ?
Hélène Lambin se pencha en arrière pour ne plus sentir le froid du canon du revolver. Mais le revolver la suivit.
- Voyons, Monsieur, c’est le début de la journée. Je n’ai pas d’argent, parvint-elle à murmurer.
Les mains de l’homme tremblaient de plus en plus. Sans arrêt, il avalait sa salive et son front était couvert de sueur. C’est certainement un drogué, se dit Hélène Lambin. Il ne s’en ira pas, si je ne lui refile pas un billet ou deux. Elle se pencha et tendit la main vers sa canne. L’homme vit comme une crosse argentée. Instinctivement, il tira. Hélène Lambin sentit comme si une piqure de guêpe lui traversait le corps et tomba lourdement de sa chaise. L’homme bondit derrière le comptoir et se mit à ouvrir toutes les boîtes de fer qui s’y trouvaient alignées. Elles ne contenaient que des pois secs et des haricots. Il se pencha vers l’épicière et hurla :
- Je t’ai demandé ton fric !
La vieille dame tourna la tête. Un flot de sang poisseux traversa un côté de sa robe.
Hélène Lambin dut avoir perdu connaissance durant quelques minutes ou quelques secondes. Elle se réveilla en entendant la porte se refermer avec fracas. L’homme avait disparu. Le dingue avait arraché les étagères. Plusieurs bouteilles s’étaient brisées exprimant progressivement une odeur de plus en plus forte de vinaigre, de vin et de white spirit. A nouveau la violence, songea-t-elle. Et dire que des gens peuvent passer leur vie sans entendre un seul coup de feu ! Au cours de ma chute, ma prothèse a dû se disloquer et me voilà étendue pour l’éternité… Ai-je fort saigné ? Je n’en ai pas l’impression. Ce devait être une arme de tout petit calibre que ce voyou a utilisé. Sinon, à l’heure qu’il est j’aurais déjà rejoint mes fantômes Joë et les autres. Joë, d’abord, ce ne fut qu’une passade pour faire envie ( bisquer) les collègues. Mais le sentiment a évolué. Au bout de quelques semaines, je ne pouvais plus me passer de lui. J’envisageais même le mariage. Et puis la guerre est arrivée ; pas la seconde mais la troisième, celle de Corée. Il s’est engagé pour participer au « pont aérien » Honolulu – Séoul. Pour le suivre, je me suis engagée dans le corps des infirmières canadiennes. Nous nous somme revus quelques fois. Et puis, il a repris ses transports de fret sur les lignes intérieures de ce qu’on appelait à l’époque le Congo belge. Il aimait l’argent qu’il dépensait sur les champs de courses. Certains hommes aiment le pouvoir, d’autres sont de véritables bêtes de sexe et pour d’autres, c’est l’argent, l’argent, toujours l’argent. Il appartenait à cette dernière catégorie. Et s’il était joueur, ce n’était pas pour museler l’angoisse d’un métier de fou si bien décrit par Antoine de Saint-Exupéry. Certes, en ce temps-là le trafic aérien ne comportait plus les risques du temps de Mermoz, mais sur les pistes d’Afrique, chaque atterrissage était encore une fameuse aventure. De vivre sur le fil du rasoir, je pense qu’il en avait pris son parti et la peur ne l’effleurait pratiquement plus! Ou alors, lorsqu’elle l’étreignait, c’était devant la perspective de terminer sa vie dans la pauvreté. Par peur de manquer, il amassait, amassait comme l’oncle Picsou. Cela ne l’a pas empêché de s’éteindre dans la solitude et sans le sou. Mais il y avait bien longtemps qu’on ne se voyait plus. Il avait vingt ans de plus que moi. La balle doit avoir glissé le long d’une côte. C’est la raison pour laquelle si je ne bouge pas je n’éprouve qu’une légère douleur. De toute manière, je suis incapable de bouger vu qu’au moment de ma chute, la prothèse de la hanche a dû sortir de son alvéole. Je vais donc mourir sur place. Le sang a cessé de couler. Mais qu’est-ce qu’il a bien utilisé comme petit calibre, ce voyou. Un pistolet miniature comme les dames du monde, au temps d’Arsène Lupin, planquaient dans leur sac à main ; ou comme celui que les truands américains accrochaient à l’un de leur fixe-chaussettes. Il aimait faire des comptes et conservait la moindre note d’épicerie. Quant à ses raclées sur les champs de courses c’était à classer dans la colonne « pertes et profits » comme il avait coutume de dire. La balle est ressortie sans faire trop de dégâts. J’ai eu de la chance. Mais, à la réflexion, je ne dois pas espérer la moindre visite avant demain matin. Mêmes les vieilles commères auront tout dépensé à la nouvelle grande surface. Le premier qui arrivera sera Serge pour son satané paquet de cigarettes qui finiront par lui jouer un sale tour. Depuis le coin de la rue, je l’entendrai tousser pire que l’Oncle Jean qu’ils avaient gazé en 17. Le sang, toujours le sang. Toute ma vie, je n’ai connu que cela. C’est normal, vous me direz, pour une infirmière. Car, je n’ai pas toujours été épicière. C’était juste pour m’occuper à la fin. A Piomitang, quand ils les ont ramenés, chacune d’entre nous avait ses quatre blessés. Et puis brusquement cela s’est accéléré, on a manqué de pansements, de morphine. Le petit Roger pleurait comme un gosse. Ils l’ont amputé sans l’endormir. Heureusement, il est tombé dans les pommes. Je me demande bien ce qu’il est devenu. Il voulait être instituteur. Avec une jambe en moins, cela n’a pas dû être facile ! Tomber dans les pommes, cela vient de m’arriver et je trouve que cela n’a rien de désagréable, une sorte de répétition générale avant le grand saut, comme disait Aglaé, une collègue à moitié indienne mais acadienne avant tout ! Mais pourquoi ne suis-je pas resté au bord d’un lac de ce beau pays ? C’est curieux, plus personne ne parle de cette guerre ! Au village, qui se souvient encore que j’y ai été infirmière, que je me suis trouvée au milieu des combats les plus sanglants ? Aujourd’hui, mes trois amies canadiennes sont parties. J’étais la plus jeune : vingt et un ans et quinze jours, l’âge minimum. Ici, en Belgique, au début j’ai fréquenté l’Amicale des Vétérans, mais tous ces hommes avec leurs « actes de bravoure », je ne pouvais plus les entendre. En réalité, j’avais gardé de plus d’un d’entre eux, l’image de gamins pleurant ou qui même avaient mouillé leur froc. Car, c’est cela la guerre : des jeunes gens qui se sont fait dessus quand on les ramène aux premiers poste de secours ! Tout cela m’est évidemment revenu lorsqu’au journal télévisé, je voyais les images des conflits dans l’ex-Yougoslavie, comme mon père quand il revoyait des reportages sur les tranchées de 14-18, celle qu’on a nommé la Grande Guerre. C’est vrai que j’aurais dû insister pour poursuivre mon idée d’émigrer. Mon mari possédait deux diplômes qu’il aurait très bien pu utiliser là-bas : électricité et mécanique. Il a toujours eu l’idée que sa vie devait se passer aux environs de son Payottenland natal. Et finalement on a cessé d’en parler. J’ai rencontré mon mari à la Belgique Joyeuse de l’Exposition Universelle de 58. Que le monde a changé depuis. Armand Lambin, mort inopinément à l’âge de cinquante-sept ans. Le cœur et trop de mauvais cholestérol, parait-il. Le jour de l’enterrement, combien de fois n’ai-je pas entendu : « c’est tout de même trop tôt, n’est-ce pas ! » Et les petits gars de la rivière Imjin, d’Haktang-Ni et à Chatkol, « c’était encore plus tôt, ne pensez-vous pas ?» Mais ce genre de réponse, un tel jour, m’aurait fait passer pour une femme qui a perdu la raison, que la douleur égarait ! Le lendemain, j’ai écouté en boucle tous mes disques de Cayouche que mon mari détestait. Mais que tout cela était devenu lointain, comme entouré d’un tissu d’ombres venant d’une autre vie ! J’ai repris le travail à l’Hôpital Saint-Pierre où j’avais accédé au grade d’Infirmière Chef de Service. Une infirmière, quand arrive l’âge de la retraite, sa vie est toute tracée, elle peut s’occuper de plus vieux qu’elle, de handicapés lourds qui préfèrent vivre chez eux et profiter de leur beau jardin ou de leur appartement dans les quartiers chics. Les infirmières retraitées sont également très recherchées pour veiller les mourants depuis que ce rôle n’est plus dévolu aux religieuses. Moi, je n’ai rien voulu de tout cela. Ma vieille tante Jeanne m’a cédé sa petite épicerie. Il y allait y avoir quinze ans de cela si ce petit voyou n’avait pas eu besoin de sa dose. Comme une vie peut être une belle aventure…mais comme tout cela passe vite !
- Madame Lambin, vous m’entendez, c’est moi Serge !........
Paul Van Ackere
Juin 2011
(nouvelle 7)
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http://jodi.over-blog.net/article-restez-bien--39731236.html (dernière dépêche, diffusée en novembre 2009, du blog de Jodi sous son ancienne forme)